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02 février 2014

Concert immobilier

Situé à proximité des commerces dans un quartier très vivant, grand studio meublé avec coin bar à la parisienne, rangements surprenants et cage à ours dans l'entrée, chauffage collectif, boisson courante. Contactez Monsieur Haydn en frappant à sa fenêtre d'un coup de sarbacane à cotillon.
Réf. : Symphonie « parisienne » n° 82, « L'Ours »

Dans un immeuble de charme, trois pièces spacieux avec parquet et cheminées loué vide, grandes fenêtres avec balustrades ouvragées donnant sur cour, portes ouvertes sur la vie tragique des anciens locataires, pièces en enfilade propice aux douces œillades, couloir pour se retourner sur son passé et l'amour perdu, lit double à couette bleue défait d'un côté seulement, peintures blanches récentes, eau fuyante, chauffage solitaire au gaz mais possibilité de remettre les cheminées en activité pour se réchauffer le cœur et de transformer une pièce en chambre d'enfants qui feront craquer le parquet, sur lequel vous aurez tant de fois glissé en silence. Sérieuses garanties chorégraphiques exigées. À prendre rapidement (propriétaire à la main sûre et délicate mais tenant à peine sur ses jambes). Contactez l'agence Amadeus par lettre recommandée calligraphiée.
Réf. : Concerto pour piano n° 23

Dans un immeuble moderne avec gardien, beau duplex clair et calme au sixième et septième étages, tout confort (isolation du vent, insonorisation filtrante laissant entrer le bruit des oiseaux...) pour une habitation écologique permettant de vivre au rythme des saisons, grande baie vitrée avec vue imprenable sur la nature environnante. Contactez Sibelius pour une visite après le premier orage du mois.
Réf. : Symphonies n° 6 et 7

 

Visites collectives assurées par Paavo Järvi. Ne faites pas comme moi, un peu distraite par ces histoires d'appartements à louer, préparez votre dossier pour faire d'une pierre deux coups et fêter la pendaison de crémaillère en même temps que le quatre-vingt-dixième anniversaire de Menahem Pressler.

Avec Palpatine dans le rôle du co-locataire régulier

15 décembre 2013

Proko, Chosta, y'a qu'à

À l'orchestre de Paris, les premiers violons sont polyvalents. Lorsque ce n'est pas Roland Dugareil qui s'improvise luthier en plein concert (je n'y étais pas mais on m'en a fait le récit), c'est Philippe Aïche qui remplace au pied levé le chef-d'orchestre souffrant. Ses collègues sont un poil plus concentrés que d'habitude, prêts à faire tout leur possible pour alléger la peine de leur camarade. Le second violon, promu premier par la force des choses, donne le la au piano et tout le monde se tient bien droit sur sa chaise.

On sent un peu ce flottement de quand la prof de danse, absente, a exceptionnellement demandé à une élève avancée de la remplacer : la fille panique un brin (je le sais, c'était moi), tout le monde fait les exercices demandés mais l'ambiance n'est pas la même, le cours manque d'assurance. Il se passe la même chose avec le troisième concerto de Prokofiev, malgré la volonté du chef-violoniste, qui ne ménage pas ses efforts (plus dans le style amortisseur que ressort, caractéristique de Paavo Järvi, le toon à baguette). Il en met plein les mirettes, un peu moins plein les oreilles. Les lignes musicales tremblotent (où est-ce qu'on va ?) puis s'affermissent (on ne sait pas mais on y va), sans toutefois trouver l'allant nécessaire pour rythmer l'ensemble (quand est-ce qu'on arrive ?).

Laurent trouve au chef un « physique de sommeil » et ce n'est pas Palpatine qui le contredirait, ayant manqué de se casser la figure en s'endormant après une longue journée de salon. Il n'empêche : chapeau bas et martèlements de pieds pour avoir relevé le défi. Le chef-violoniste et le pianiste se battent presque pour faire saluer l'autre, celui-ci se servant de l'appui qu'il prend sur le bras de celui-là pour l'envoyer saluer à l'avant. Match nul : ils saluent épaule contre épaule, après un changement de main de baguette – c'est que c'est encombrant, cette chose-là.

 

Après l'entracte (où l'on a élaboré les catégories de « chefs qui se regardent de dos » et « chefs qui se regardent de face »), Philippe Aïche retrouve sa place, au soulagement du second violon, qui ne savait manifestement pas à quel moment donner le signal de départ à la fin du concerto. Le nouveau chef intérimaire est un assistant de Paavo Järvi (aurais-je trouvé qu'il en reprenait un peu les attitudes si je ne l'avais pas su ?) et démontre une qualité essentielle du chef d'orchestre : c'est un tiers, qui dirige d'autant mieux l'orchestre qu'il n'en fait pas partie. Les musiciens ne s'inquiètent pas pour lui et ne s'en soucient que dans la mesure où c'est lui qui la donne (la mesure).

Ajoutons à cela les 9 cors et 9 contrebasses de la septième symphonie de Chostakovitch, dite « Leningrad » : tout de suite, ça envoie beaucoup plus. Surtout que tambours et trompettes nous signalent au loin une bataille à venir. De la même manière que les danses folkloriques ou les danses de salons renvoient à une pratique sociologique dans le ballet, tambours et trompettes ont ceci de particulier qu'ils peuvent symboliser une musique extérieure à la symphonie en son sein même, pourvu qu'on les en distingue – ici, par le volume sonore initial. Une citation comme une autre, me direz-vous si, comme moi, vous avez pensé à Ravel en entendant le crépitement du tambour dans le lointain. Lorsqu'il se rapproche et que la musique enfle, on croit être reparti pour de ces vagues dont Chostakovitch a le secret mais elle se brise très vite et avec elle, l'élan du combat – le tambour essaye bien de relancer le mouvement mais c'est une reprise avortée, qui ne réussit pas à secouer le silence depuis lequel elle s'élance.

À partir de là, j'ai du mal à imaginer la grandeur du peuple russe, qu'a voulu convoquer le compositeur, autrement que comme le souvenir d'un passé tsariste perdu. Curieuse manière d'encourager les troupes que cette symphonie à faire pleurer les pierres de la forteresse Pierre et Paul – à moins de penser qu'émouvoir fasse vraiment se mouvoir. Je dois avouer ne pas avoir trop creusé la question, distraite par la découverte d'un nouveau contrebassiste canon puis par une multitude de pensées prosaïques1, que j'ai essayé de noyer dans le flux de la musique – en vain : la Neva devait déjà être gelée. Le reste du concert a glissé sur moi, un brin éternel, un brin interminable. Lorsque le premier violon donne le signal du retour en coulisse, c'est d'un grand rond de bras : allez, hop, let's call it a (challenging) day, on remballe.
 

1 Au prochain #JeudiConfession, je vous avouerai que je me suis soudain rappelée avoir oublié de recontacter la banque – là, je ne peux pas, c'est un peu honteux comme pensée de concert.

28 octobre 2013

Concert cosmique

Sibelius. Je m'attends aux forêts finnoises à travers lesquelles cavalcadent les hordes héroïco-poétiques de Kullervo quand, d'un coup de simili-castagnettes, l'Espagne frappe à la porte de mon imagination. Zoom out soudain, je me retrouve à planer, indécise, au-dessus d'une carte d'Europe où les pointillés rouge du voyage musical se perdent sous les nuages des perturbations atmosphériques. L'anticyclone Karelia apporte une bonne humeur aussi inattendue qu'entraînante : les soubresauts de Paavo Järvi me rappellent soudain les contractions musculaires des danseurs de popping – comme quoi, hip hop ou classique...

Les balais de L'Apprenti sorcier, les squelettes de Corpse Bride, les pachydermes Fantasia, les éclopés d'Otto Dix... le Concerto pour la main gauche de Ravel les rassemble dans un moyen-métrage distribué par la 20th Century Fox. Après quelques dégringolades jazzy à la Gershwin, les miroitements debussiens sont assombris par le spectre du Boléro. La noirceur ressort et bientôt toutes les créatures se déchaînent dans un sabbat délirant, formant une grande ronde dont on ne perçoit que les ombres fantastiques – une danse puissante et macabre, menée d'une seule main de maître par Jean-Frédéric Neuburger.

Le thème principal de la troisième symphonie de Saint-Saëns nous emporte à la conquête de l'espace. Les cordes se frayent un chemin entre les étoiles et les astéroïdes, et tout l'orchestre dévore les années lumières, ouvrant sur un horizon sans cesse renouvelé. On n'est pas pour autant dans Star Wars, la vitesse nous emporte beaucoup moins que cet ailleurs infini où le désir de découverte n'arrive jamais à satiété et ne trouve de repos que dans quelques moments de contemplation, lorsque se profilent des rivages plus cléments. C'est ainsi notre planète qui apparaît dans le hublot comme une falaise du nouveau monde, auréolée d'une sérénité qu'on ne peut imaginer trouver qu'en apesanteur. Le triangle fait scintiller cette image d'une pluie de paillettes comme celle des adieux de Letestu. Puis l'exploration reprend jusqu'au final où le vaisseau est pris dans la tempête. L'orgue transforme alors la nef en église et les vagues jaillissent jusqu'aux vitraux, jusqu'à tout engloutir.